"L’entreprise libérée : idéale, idéaliste ou idéalisée ?" : c’était la question posée à François Geuze, consultant associé chez Cap GPS RH, membre de l’équipe de direction du master management des ressources humaines à Lille-I, lors d’un forum RH organisé le 18 novembre 2015 à Nantes par le CCO et DoYouBuzz. Sa réponse est claire : "l’entreprise libérée n’est pas idéale. Elle est dangereuse, porteuse dans ses fondements de risques de dérives extrêmement importants". Il ne conteste pas l’idée de départ, "noble et généreuse", mais rappelle que "l’enfer est pavé de bonnes intentions". Il présente à AEF son analyse de l’entreprise libérée.
AEF : Vous êtes très critique sur l’entreprise libérée. Pourquoi ?
François Geuze : Parce que l’entreprise libérée n’est pas l’entreprise idéale qui nous est présentée. Elle est dangereuse, porteuse dans ses fondements de risques de dérives extrêmement importants. On a à l’origine une idée noble et généreuse. Mais l’enfer est pavé de bonnes intentions ! Ce n’est pas parce qu’on prend de bons ingrédients que la recette sera bonne.
J’ai commencé à me poser des questions sur l’entreprise libérée en compilant les résultats d’audits de climat social réalisés dans de nombreuses entreprises. J’ai alors constaté que de très mauvais résultats étaient concentrés sur les entreprises ou filiales fonctionnant avec des équipes autonomes dans une logique de pyramide inversée…
Toujours les mêmes ?
"On nous parle toujours, ad nauseam, des mêmes entreprises : Lippi, Favi, Chrono Flex. Si cela marche si bien, pourquoi toujours les mêmes ?" s’interroge François Geuze.
AEF : Qu’est-ce qui pose problème, selon vous, dans l’entreprise libérée ?
François Geuze : Tout d’abord la gestion et les méthodes relatives au changement. Souvent, on recherche au travers de l’entreprise libérée le développement de l’agilité. Le passage d’une organisation classique à une organisation "libérée" ressemble parfois aux démarches de type 'design thinking'. Mais globalement, les collaborateurs ont besoin d’un cadre, de stabilité, de visibilité, pour travailler. Le changement, c’est sérieux, et nos collaborateurs ne sont pas des rats de laboratoire sur lesquels on fait des expériences dans une logique heuristique.
Dans un second temps, on peut pointer du doigt l’engagement des collaborateurs, concept central dans l’entreprise libérée. Jouer sur la logique d’engagement, d’accord quand c’est pour donner un coup de collier, dans un contexte précis, sur un projet en particulier. Mais le faire de manière continue, sur le long terme, ce n’est pas tenable. Le surinvestissement de la valeur travail est déjà impressionnant chez les Français. Se donner corps et âme à son travail, en permanence, c’est risqué : à un moment, tout s’effondre. Il nous faut faire attention à ne pas placer nos organisations en situation de surrégime, ou de surcapacité psychologique, si vous préférez.
AEF : Vous pointez également la question du contrôle…
François Geuze : Oui, car l’entreprise libérée limite autant que faire se peut le nombre de managers. Cela dénature la qualité du management et des relations sociales mais n’enlève en rien le contrôle. Du coup, tout le monde contrôle tout le monde. On observe alors un phénomène de pression sociale énorme. Sur les problématiques de salaires, de congés, qui gagnera ? La personne la plus engagée au regard des autres… Nous avons donc une course à l’engagement, réel ou factice, qui s’enclenche, pour les congés, les augmentations, la place de parking… Le risque de dérive est monumental : engagement, surengagement, pour finir par des syndromes d’épuisement professionnel. Je pense vraiment que la logique d’engagement, associée à une logique d’équipes autonomes, est un cocktail détonnant.
Un concept "servi par des coaches 'psycho-papouilles' qui chuchotent à l’oreille des dirigeants…"
AEF : La responsabilisation, l’autonomie, l’auto-contrôle… Ce sont des logiques qui semblent positives, a priori ?
François Geuze : De nombreuses études universitaires prouvent qu’elles s’accompagnent d’effets pervers pour les collaborateurs. L’autonomie est échangée contre moins de sécurité et se contourne au sein des groupes par des comportements d’oppression et de domination. Surtout, parce qu’elle n’est que de façade… L’autonomie est rendue nécessaire car l’on réduit le nombre de managers. On ventile alors leurs responsabilités à un certain nombre de personnes, qui ne sont ni formées, ni préparées, ni rémunérées pour ces tâches. Et en cas de problème, d’accident, qui est responsable ? J’ai l’habitude de dire que le manager a le salaire de la peur… C’est vrai : il faut quelqu’un pour endosser les responsabilités importantes, capable de réagir dans des situations dégradées.
Je ne parle pas de décider à qui on attribue une place de parking ou comment on se met d’accord sur un planning. Ce n’est pas le rôle du manager, c’est aux collaborateurs de faire ça entre eux. Et pas besoin d’être une entreprise libérée pour ça !
En définitive, en réduisant au maximum l’encadrement intermédiaire, on a réussi à reconcentrer les véritables responsabilités et le pouvoir réel sur ce qui reste de l’équipe dirigeante : c’est le développement d’une logique autocratique la plus totale, avec fausses promesses, poudre aux yeux…
Cette dérive s’illustre parfois par l’enfermement des dirigeants, avec quelques coaches et consultants très éloignés du terrain, un discours bien rodé, les mêmes arguments, les mêmes techniques, les mêmes effets… Je renvoie pour cela à un témoignage publié sur mon blog.
Tout cela relève de la manipulation. L’objectif, derrière l’entreprise libérée, est bien d’améliorer le niveau de performance de l’entreprise en réduisant les coûts. Qu’on ait l’honnêteté de le dire, au lieu de parler de bonheur au travail, d’engagement, de "happy RH", le tout servi par des coaches "psycho-papouilles" qui chuchotent à l’oreille des dirigeants…
"Il faut revaloriser la fonction managériale".
AEF : Vous estimez que ce sont les managers qui vivent le plus mal les évolutions de l’entreprise libérée ?
François Geuze : Oui, alors qu’ils sont la clef pour sortir l’entreprise de la spirale infernale qui creuse chaque jour la distance entre l’entreprise et ses collaborateurs. Un manager est quelqu’un qui prévoit, décide, organise, mobilise, évalue. Et à chaque fois, "avec" (sous-entendu son équipe, les parties prenantes, etc.). Le management par les processus mis en place dans de très nombreuses entreprises a dénaturé ces missions. Contrairement aux principes de cette mode managériale, je pense que pour libérer les énergies dans l’entreprise, il faut revaloriser le rôle des managers, leur redonner la possibilité de prévoir, de décider, d’organiser. C’est ainsi qu’on améliorera le fonctionnement des équipes et la satisfaction des salariés. En revalorisant la fonction managériale, on replace la régulation au bon niveau, plutôt que d’avoir du contrôle à tous les niveaux, et l’on pourra alors repartir avec une spirale vertueuse pour la motivation de tous