Texte écrit par Philippe Cannone, ex DRH FNAC, SEPHORA and Co... Il me demande de préciser que toute ressemblance avec des personnes existantes serait purement fortuite... On va faire semblant de le croire, vous voulez bien ?
André Perret
Il ne décolérait pas le Grand Président. Les ascenseurs étaient en panne. Pas un, tous. Obscure histoire d'automatisme central qui avait lâché. La machinerie n'était pas de première jeunesse et la pièce n'était plus disponible. L'ascensoriste annonçait trois semaines de délai pour la faire venir du bout du monde. L'indignation du Grand Homme n'y ferait rien. Il avait eu beau envoyer des messages déplaisants à la terre entière pour faire savoir qu'en trente ans de carrière il n'avait jamais vu une telle incompétence. Le prestataire lui avait répondu flegmatiquement qu'il aurait fallu changer cette installation vétuste il y a bien longtemps et qu'il avait prévenu. Il irait à pied comme les autres. Il n'avait pas la chance lui simple Président d'une filiale fût elle majeure d'avoir comme le Très Grand Président du Groupe un ascenseur privatif menant sa Grâce directement à son bureau. Il devait prendre les mêmes que le tout-venant. Il n'avait pas osé décréter que personne ne monterait à bord quand il s'y trouvait. Privilège réservé dans ce Groupe de Mode aux Divas de la Création qu'il ne fallait pas déranger dans leurs profondeurs métaphysiques. Ou qu'il convenait de ne pas approcher de trop près quand elles étaient shootées à la coke ou au shit voire aux deux. Donc il voyageait comme le commun des mortels quoique à des horaires présidentiels qui lui faisaient croiser peu de monde.
Son chauffeur venait de le déposer devant le hall fort cossu de cet immeuble en pierres de taille d'une des avenues les plus prestigieuses de la capitale. Il y avait une agitation inhabituelle. Un chef de groupe marketing qu'il connaissait de vue expliquait à des visiteurs japonais que "lifts out" et qu'il allait falloir monter à pied. Les nippons s'inclinaient en souriant. Mais se demandaient sûrement dans quelle Company moyenâgeuse ils étaient. Des affichettes sur les portes des ascenseurs confirmaient l'horrible nouvelle "bla bla bla... Merci de votre compréhension". C'est comme si sa limousine de fonction, une confortable berline Deutsche qualität, avait été en panne. Par impossible. Et il serait venu en bus. Non, en métro ! Insensé. Et on fait quoi maintenant ? Surtout que son bureau est au septième. Normal pour la vue imprenable. Mais bon c'est haut. Et puis le Monsieur quoique en forme n'avait plus la pêche des jeunes collaborateurs qu'il voyait débouler des escaliers. Certes il faisait du golf. Mais d'un trou à l'autre il y a quand même des buggy pour le véhiculer. Et puis de toutes façons ses Weston le serraient un peu pour marcher.
"Ah Président vous êtes là. Nous allons pouvoir monter ensemble" Son Grand Drh arrivait lui aussi et interpellait son Boss. Lequel se mit derechef à maugréer sur ces foutus ascenseurs, la maintenance et les moyens généraux qui ne faisaient pas leur boulot "Ben oui mais on n'a pas le choix il faut prendre les escaliers" Les voilà partis dans cette aventure. Heureusement le Grand Drh savait où étaient les escaliers. Allons y d'un pas alerte. Première contrariété il y a deux volées de marche et un palier intermédiaire pour chaque étage. On n'est pas au bout de nos peines. Enfin grimpons. Le premier étage fut atteint sans trop de peine "C'est celui des acheteurs, la supply chain et diverses fonctions techniques" "Ils ont l'air bien nombreux là dedans" "Il y a environ 120 collaborateurs par étage" "Tant que ça je ne m'en étais pas aperçu" "Au votre il y en a beaucoup moins" Continuons En route vers le second. Bien arrimé à la rampe sa Grâce va de l'avant. Mais faiblit un peu dans le deuxième demi étage "Ici c'est les Produits, tous les gens qui conçoivent notre gamme" "ici encore 120 ? Il en faut tant que ça ?" Sa Grandeur n'avait jamais mis les pieds à cet étage où s'inventaient les produits qu'on s'arrachait dans le monde entier. Ni à aucun autre d'ailleurs. A part peut être à la Finance.
Le Monsieur devenait grincheux. Au demi palier suivant il fallut faire une halte et souffler un peu. A l'étage sa Grâce fatiguait un peu. On n'était pas arrivé au 7e. Le Grand Drh lança une diversion "Ici au troisième c'est le marketing, voulez vous jeter un œil ?" Il l'affalerait sur le premier siège venu pour qu'il souffle "Si vous y tenez. Mais vite fait je n'ai pas de temps à perdre" Justement le bureau de la sous directrice de la Pub était en face du palier. Allons y et visons les fauteuils "Sandra je suis ravi de vous voir. Je profite de monter à pied pour passer saluer les gens. C'est mignon chez vous" en s'effondrant sur une chaise "Je ne viens pas assez vous voir. Mais je ne vous oublie pas" La Dame était aux anges. Flattée d'avoir le Grand Chef chez elle. Lequel retrouvait son souffle et put reprendre son escalade. Non sans complimenter la collaboratrice "sur votre excellent travail. Sur lequel je me tiens régulièrement informé" On repartit. Dans l'escalier le Grand Président demanda à son Drh "Elle s'appelle comment celle-là ? Vous m'avez dit c'est quoi son job ?"
Quatrième étage, celui de la direction des ventes. On passe. Le Directeur Commercial énerve le Grand Président. Un agité qui semble avoir en permanence les doigts dans la prise. Le genre qui monte les escaliers en courant. On n'y avait jamais mis les pieds et On n'allait pas commencer maintenant. Pendant ce temps on croisait des collaborateurs dans l'escalier. Ils doublaient respectueusement les Eminences et les saluaient au passage. Parfois dans des groupes on entendait discrètement "Qui c'est ?" "C'est le Président". Cette animation a requinqué un peu le Bonhomme. Allez on attaque le cinquième.
"Qu'est ce que c'est que ça ?" Le Grand Homme était cramoisi et pas seulement à cause de la montée. Sur le côté gauche du palier les portes vitrées étaient couvertes d'affiches. Bariolées et criardes "C'est le coin des locaux syndicaux" "Les quoi ?" "Les salles qu'on leur attribue pour leurs activités" "Il y en a beaucoup ?" "Tout le demi étage avec la grande salle pour les réunions du CE". Auquel sa Grâce n'était jamais venu "Et ils nous payent un loyer ?" "Ah ben non c'est légal, c'est une obligation" Il n'en revenait pas d'avoir un repaire de gauchistes chez lui. Et à ses frais "Et de l'autre côté c'est la Drh ?" "Non on n'y tient pas trop. C'est l'informatique, il leur faut beaucoup de place" "Ils sont tant que ça ?" "Au moins 200 avec ceux qui sont dispersés dans les étages" "Ils font quoi ? ça nous coûte une fortune et on n'est jamais certain que ça marche" Le Grand Drh aurait pu le faire entrer, il avait le badge magique qui permet d'aller partout y compris dans les zones sécurisées. Mais l'air grognon du Grand Président en disait long sur son manque d'entrain à visiter ses équipes informatiques.
C'est à ce moment que fit irruption sur le palier un groupe de jeunes gens fort joyeux. Ce matin c'était l'anniversaire d'une chef de produits et toutes ses copines -nombreuses- avaient organisé un petit déjeuner surprise. Une douzaine de fêtardes bien gaies déboulaient en riant et plaisantant. L'une d'elle, attachée de presse dans la vie, aperçut le Grand Drh qu'elle connaissait bien. Toute à l'ambiance elle se précipita vers lui pour lui faire la bise. Dans la foulée le groupe l'entoura et toutes les demoiselles en firent de même. Le morose escalier était subitement devenu plein de vie et d'entrain. S'avisant que le Grand Drh était accompagné une jeune fille claqua la bise sans façons au Grand Président qui se trouva au milieu de toute cette effervescence. Le Bonhomme était aux anges. Le sourire lui revint aux lèvres. Il se mit à minauder comme un vieux chat persan. Le Vieux Crocodile savait jouer à merveille du charme de ses cheveux gris et ses costumes sur mesure auprès des donzelles. Le statut faisait le reste.
"C'est l'anniversaire de Chloé comme c'est charmant. C'est sympa de lui faire une petite fête" "Et vous allez où comme ça ?" "A la cafeteria prendre un chocolat" "Mais vous n'y pensez pas Trente ans ça se fête au Champagne" "Allez il m'en reste à mon bureau -Effectivement question Bulles le Vieux Beau pouvait tenir un siège. Avec classe il ne buvait que du Rosé millésimé- Je vous invite pour une coupette" Les minettes ne se le firent pas dire deux fois et tout ce beau monde s'enfila gaiement dans l'escalier. Les deux étages restant furent avalés comme une fleur. Le Grand Homme avait retrouvé ses jambes de vingt ans.
Le lendemain une note informa que pour la durée des travaux d'ascenseur le Grand Président se tiendrait au Siège du Groupe où un bureau serait aimablement mis à sa disposition. Certains collaborateurs apprirent à cette occasion que leur Chef avait un bureau dans le même bâtiment qu'eux et ne résidait pas déjà au Siège.
Chloé la jeune chef de produits fut promue rapidement chef de groupe. Sa directrice était réservée mais le Grand Drh lui fit entendre que le Président y tenait.
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